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Les bords du monde

© Ophélia Théâtre

Dramaturgie et mise en scène Laurent Poncelet – Compagnie Ophélia Theatre – au Théâtre de l’Épée de Bois.

Ils viennent des favelas du Brésil, des rues du Togo, des quartiers périphériques du Maroc et d’Haïti, de la Syrie. Leurs univers artistiques originels sont pluriels : théâtre, danse, musique et cirque. Ils ont en commun l’énergie et la rage de vivre.

 On commence par les apparitions disparitions d’acrobates et danseurs autour d’une importante structure polymorphe composée de deux parties qui s’assemblent et se séparent, qui avancent et reculent. Cette scénographie permet, par ses échafaudages la juxtaposition de sortes de cellules, et par sa plateforme à l’étage l’accès à une aire de jeu parallèle. Les acteurs se lancent sur scène, en grappes, à toute allure, tombent et se relèvent, s’agrippent aux parois comme les alpinistes à la montagne, sautent, se rattrapent, repartent, puis réapparaissent, avec acharnement. S’enfuient-ils, qui fuient-ils ? Pause. Bâtons de pluie et guitare, la mer est au féminin. Accélération et crescendo en agressions, hurlements sur tempos de percussions. « Demandeur d’asile, c’est ma vie. » Des murs se montent. Cris de révolte. « Peu importe la classe sociale, la favela fait partie du monde. » La parole est brute et vécue, le travail d’écriture nait des improvisations.

Le spectacle parle de l’identité et de la difficulté de vivre dans certains endroits dégradés, chaotiques, en guerre. « Je suis noire, mes racines… » Sa berceuse raconte la suite. Bribes de biographie « Mon père voulait que j’aille à l’école… » Exister à leurs yeux et aux yeux des autres : « Pourquoi personne ne me regarde ? » Riche ou pauvre, chacun aspire au bonheur, pourquoi cette méfiance face à la différence, on catégorise – hommes et femmes, homos etc… ? Dans le chaos des villes, les apostrophes et les harangues, les cris. Les femmes sont parfois des vestales. On s’entraide pour faire le mur. Mon Dieu donnez-moi la force de poursuivre… Manifestation, révolte, espoir de liberté – el horreyya – incantations collectives lors des Printemps arabes. Récit d’une scène de torture, supplice insoutenable d’un chanteur auquel on arrache le larynx, comme au Chili quarante ans plus tôt la main du chanteur guitariste, Victor Jara. Règlements de comptes, police…  Sur la plateforme, une Reine de Saba se met à danser, « mon corps m’appartient, je m’habille comme je veux… »

Le spectacle traite, intrinsèquement, des thèmes de l’altérité et du respect de l’autre, des frontières, à partir d’une gestuelle étourdissante jusqu’à parfois devenir gesticulatoire. Le corps est roi, on monte vers la transe. La voie n’est pas sans issue dans ce monde multipolaire, il y a des combats qui se mènent et une incontestable force de vie dans ce spectacle qui souffre pourtant d’un manque de distance. Pour les acteurs qui donnent tout, leur confiance et leur vie mise en jeu, au propre comme au figuré, c’est sans filet. Tout est excès et le propos artistique du coup s’estompe. La mêlée des vocabulaires : danse, acrobatie et jonglerie, percussions, conte, l’urgence qui jaillit du plateau, la force de vie et la générosité qui se dégagent, appellent à une régulation qui ici fait défaut.

Le chef d’orchestre, Laurent Poncelet, connaît bien ces sujets auxquels il s’intéresse depuis plusieurs années. Son travail avec des acteurs de différentes régions du monde se poursuit. Dans Magie Noire il avait travaillé avec de jeunes artistes des favelas de Recife qui, à partir de la danse, cherchent des langages pour échapper à leur condition et aux menaces de trafic et de mort qui planent de manière permanente. Avec Le soleil juste après, il avait diversifié l’équipe invitant des acteurs marocains et togolais. Il poursuit son voyage humain, en musique et en danse, « Ce qu’ils ont à dire brûle en eux » énonce-t-il et l’énergie qu’ils déploient le prouve. Pourtant, derrière l’émotion, une construction dramaturgique pourrait faire glisser le discours d’agit-prop en propos artistique sans rien ôter de ces précieuses forces vives apportées par les artistes.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2018

Avec Gabriela Cantalupo, Tamires Da Silva, Abdelhaq El Mous, Zakariae Heddouchi, Marcio Luis, Ahmad Malas, Mohamad Malas, Kokou Mawuenyegan Dzossou, Lindia Pierre Louis, Lucas Pixote, Germano Santana, Clécio Santos. Assistant Jose W. Junior – lumières Fabien Andrieux – création musicale Zakariae Heddouchi, Clécio Santos.

Du 12 au 22 avril 2018, Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes, puis bus 112 ou navette – www.epeedebois.com – Prochain rendez-vous au Festival d’Avignon – Présence Pasteur – du 6 au 29 juillet, à 13h50, avec  Présences Pures, d’après Christian Bobin.